La peur bleue

Charlyne Réhel —

 

 

Collaboration spéciale
Par Anne-Marie Asselin
Biologiste Marine, spécialiste des requins, environnementaliste et apnéiste

C'est avec les premiers rayons de soleil que je flotte à la surface de l'océan. Je m'acclimate doucement à l'eau, mon corps est encore endormi. Puis, je constate que la lumière se rend difficilement aux profondeurs. Il est encore tôt. Ce moment là, c'est celui où je me retrouve souvent seule, en attendant que tout le monde saute à l'eau. Ce 5 minutes de concentration où je focus sur ma respiration et prépare mon cerveau à descendre dans la colonne d’eau. Le moment où mes pieds s’enfoncent dans tout ce bleu, le moment où je suis suspendue au sommet d’un vide liquide immense. Ce moment, il me fait encore et toujours le même effet. Celui où je me rappelle que je ne suis pas tout à fait dans mon élément naturel. Malgré que j’y soie à l’aise et que je le connaisse bien, je ne suis malheureusement pas née avec des branchies me permettant de m’éterniser comme bon me semble dans l’eau. Toutefois, je connais bien l'environnement et je sais comment m'y fondre. Mais la peur je l'appelle, celle qui s’empare de mon imaginaire. Celle qui me fait penser que dans le bleu foncé sous mes pieds, se cache un calmar géant ou un grand requin blanc m’ayant choisie en guise de lunch! L'irrationnelle. La peur bleue.

Je me rappelle que je suis familière avec l'océan et que je dois me ressaisir. Je le connais bien cet univers, c'est mon endroit préféré. Alors, pourquoi alors cette peur du vide finit toujours par revenir et m’habiter?

Je me dois de garder en tête que tout comme un poisson suffoquerait sur terre, je pourrais aussi m’y noyer. Tel que l’astronaute qui a besoin de sa combinaison spatiale, j’ai besoin de ma tête, de mon corps, et de mon calme. Je crois que ce sentiment est similaire pour beaucoup de gens qui utilisent l’eau pour diverses raisons. Je ressens cette peur aussi en surf, vulnérable et flottante à la surface. Le sentiment qu’il faut arrêter ma session parce que je suis toujours intacte, ne manquant aucun morceau, je la ressens souvent. Je suis certaine que vous savez de quoi je parle. Plusieurs personnes la ressentent, mais peu en parle. J’avais même ce sentiment là en piscine quand j’étais petite. L’imaginaire m’amenant à croire qu’une pieuvre sortirait du drain de fond! Pourquoi cette peur bleue revient encore au galop même adulte?

On a tous vu des films sensationnalistes, ou entendu des histoires de monstres sortis des abysses. Je crois que ces histoires restent dans notre tête puisque devant l’inconnu, l’imaginaire se laisse parfois aller dans des endroits sombres et surtout irrationnels. Puis, nous aimons instinctivement nourrir l’inconnu par l’irrationnel, c’est en quelques sortes un moyen de survie; ça permet d’éviter bien des soucis. Par contre, je confirme, les monstres ça n’existe pas! Il y a cependant des milieux sous-marins avec des fonctions bien précises. C’est là où la science me ramène à la réalité. Dépendamment d’où tu nages, plonges ou surf, les animaux varient. Les requins aussi! En fait, c’est souvent eux qui ont peur de nous, puisque nous sommes bruyants et intrusifs, il faut se rappeler.

Dans l’eau c’est le même principe. Ce n’est pas parce que les humains s'y trouvent que les requins y sont en fait, le son voyage très rapidement dans l'eau,  environ 5 fois plus vite que dans l'air. Combiné à une ouïe et un odorat ultra développés, les requins savent bien avant nous ce qui se passe. Ils ont plusieurs sens dont nous sommes dépourvue, tels que les ampoules de lorenzini qui leurs permettent de détecter les impulsions électriques émises par notre battement de cœur ou nos muscles par exemple! Aussitôt à l’eau, ils savent que nous y sommes! Mais en général, ils seront gênés. Sinon curieux. Mais bien honnêtement, s’ils voulaient nous manger, ils le feraient, avec une précision hors paire! C’est pourquoi les attaques, ce n'est pas rationnel.

Les chiffres ne mentent pas. Voici quelques faits intéressants qui remettent les choses en perspective :

  • Les États-Unis ne représentent que 19 attaques de requins chaque année et une seule mortalité est en fait causée par ces attaques de requins à tous les deux ans. Pour les États côtiers des États-Unis, la foudre quant à elle, frappe et tue plus de 37 personnes chaque année. Je crois qu’on devrait tous arrêter de sortir quand il pleut!

  • Plus de 375 espèces de requins ont été identifiées, mais seulement trois espèces sont responsables de la plupart des attaques sur les humains: les grands requins blancs, les tigres et les requins taureau.

  • Les requins ne chassent normalement pas les humains. Il s’agit d’un mythe, d’une incohérence évolutive. Une espèce marine n’a pas pu survivre des millénaires en mangeant une espèce terrestre. Quand ils attaquent un humain, il s'agit habituellement d'une identité erronée. Les requins confondent parfois les humains avec leurs proies naturelles, telles que les poissons, les mammifères marins ou les tortues marines. Le plus souvent noté, c’est que les requins lâchent la personne après la première morsure. Prenez moi pour exemple, j’ai nagé avec au moins 500 requins depuis l’âge de 21 ans, avec au moins 15 espèces, j’en ai touché, attrapé, manipulé, vue de haut, de bas, de côté, et tous bien vivants
Certains scientifiques pensent que les requins confondent les humains avec d'autres animaux marins comme les phoques ou les lions de mer, car les requins ne cherchent pas les humains comme proies. Cette hypothèse provient de l'analyse de plusieurs cas d'attaques de requins blancs sur les surfeurs, qui concluent qu'un surf et un humain sur le surf du fond de l'océan ressemblent à un phoque vu du fond.

    Cependant, il est important de s’informer un minimum sur le milieu dans lequel on se présente. Tu ne vas prendre une marche sur une autoroute sans trottoir, ou bien tu ne vas pas faire une randonnée sur un volcan en éruption par exemple. Il s’agit du gros bon sens! Et bien c’est la même chose pour les sports aquatiques! Il y a des zones dans l’océan qui sont réservées, comme sur la terre, à des espèces ou des activités particulières. Par exemple, plusieurs zones côtières bien oxygénées comme les spots à surf, attirent souvent des requins qui viennent s’oxygéner. Des fois, il y a des zones de pouponnières où certaines espèces viennent mettre bas et/ou s’occuper de leurs bébés. Ces zones sont souvent couplées de comportement territorial. Les zones servent de réservoir d’écoulement aux nombreuses activités humaines se déroulant sur terre. C’est aussi notre travail d’animal terrestre que de s’informer correctement sur l’univers aquatique dans lequel nous allons nous trouver.

     En conclusion, il faut se rappeler d'où on vient et pourquoi on est là. Que ce soit en surf, en plongée, en apnée, à la nage ou en stand up paddle, le discours est le même! L'instinct j'appelle ça, ou le gros bon sens. L'océan sera toujours plus fort que nous même. Son courant, sa force, son tempérament, eux ne trahissent pas. Et perso, j'ai pas mal plus peur des éléments que de ce qui s'y trouve. Ça c'est rationnel! Il faut garder en tête que l’océan n’est pas notre milieu naturel, et les éléments seront toujours plus forts que notre savoir, nos aptitudes ou notre détermination. On s’y habitue, on devient confortable, mais nos poumons resteront des poumons. Pis les requins, ça n’existe pas. Il y a malheureusement des incidents véridiques qui impliquent toute une gamme d’animaux et d’espèces aquatiques. Mauvais endroit au mauvais moment, erreur sur l’identité, confusion, blessure… Mais l’exception ne fait pas la règle. Il ne se cache pas réellement un requin au fond des abysses prêt à manger l’humain sans chair et bien osseux que nous sommes… 

    Conquérir cette peur pour comprendre qu'elle n'existe pas, voilà ce que je fais.

    Découvrir, à chaque fois, un univers extraordinaire et magique, ça existe! C’est pourquoi j’y retourne sans cesse, et que je me rappelle que les monstres ça n’existent pas! Par contre, on n’est jamais trop prudent!